« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Quelle relation une personne qui voit la lettre « A » en rouge a-t-elle avec un vers shakespearien, ou avec un mathématicien d’exception ? Au début, nous dirions peu ou pas du tout. Cependant, ces trois réalités (synesthésie, métaphore et mathématiques) impliquent des processus et des domaines neuronaux communs.
En plus des exemples proposés au début, on peut utiliser un vocabulaire courant pour illustrer la question de la synesthésie : « fromage fort », « habille avec goût », « ta copine est un soleil », « jaune vif », « personne rude »…
Qu’est ce que la synesthésie?
La synesthésie est une affection neurologique caractérisée par l’intégration d’informations multisensorielles dans des formats qui ne sont pas courants. Il ne s’agit donc pas d’imagination – du moins pas dans certaines modalités – mais de perception. Je pourrais vous demander : « Imaginez une pomme violette. » Et vous le feriez plus ou moins sans problème. Mais si je vous demande de différencier le triangle formé par les « deux « sur cette figure…
… les choses se compliquent, non ? Un synesthésique numéro-couleur le verrait (plutôt, pourrait le voir) comme ceci :
Un grand avantage perceptuel…
À de nombreuses occasions, l’union des informations sensorielles dépend du format d’entrée (informations perceptives de faible portée telles que le traitement des lignes et les modèles d’orientation des lignes), à d’autres occasions, il y aura une union perception-émotion, tandis que d’autres dépendent des opérations perceptives de haut rang (comment identifier les mois de l’année … et ne soyez pas surpris si je mentionne qu’il est quelque peu perspicace). La différence entre un processus et l’autre est la proximité neuronale des zones qui impliquent cette synesthésie. Bien que j’aie différencié les synesthésies émotionnelles des synesthésies « abstraites », les deux sont un processus de second ordre.
Synesthésie perceptive de « premier ordre »
Deux modalités perceptives se rejoignent. Les variantes les plus courantes sont la couleur des lettres, la couleur des chiffres, la couleur et la musique puis le goût et le touché.
Dans les synesthésies qui relient les modalités sensorielles, le cerveau regroupe automatiquement des informations perceptives indépendantes de bas niveau et leur donne un sens. D’où l’exemple ci-dessus des 5 et 2. Étant un phénomène perceptif, la modification des paramètres perceptifs l’affecte. Un exemple ? Lorsque nous écartons la lettre « A », une personne qui présente la modalité lettre-couleur vérifiera que la luminosité et le ton de couleur avec lesquels il voit la lettre « A » change.
Les concepts linguistiques ne sont pas pertinents pour le traitement perceptif de premier ordre, bien qu’ils soient pertinents pour les ordres de groupement supérieurs.
Pourquoi la synesthésie de premier ordre se forme-t-elle?
Ramachandran a proposé une théorie qui répond (au moins partiellement) à cette question. Il l’a appelé « l’hypothèse de connexion croisée« . Selon cette théorie, les synesthésies sont produites par une configuration neuronale transversale dans les deux sens (activation et inhibition) entre des zones de traitement « sensoriel » (techniquement, modulaires) qui sont proches les unes des autres. Mais ce n’est pas une connexion « normale ». Pour Ramachandran, cette configuration « spéciale » se produit lors de l’élagage neuronal génétiquement contrôlé dans les premiers stades de la vie.
Quelques exemples de synesthésie :
- Synesthésie couleur-nombre : La couleur est traitée (principalement) dans la zone V4 (gyrus fusiforme gauche), le traitement visuel des nombres, dans une zone adjacente de la même gyrus.
Nous avons ici un exemple de réseau de neurones qui a une connectivité transversale de premier ordre. Dans ce cas, la zone en rouge est pour le traitement des couleurs, tandis que la zone verte est pour le traitement du graphème. Les deux régions sont activées et inhibées transversalement en synesthésie (lettres et chiffres)-couleur.
- Synesthésie musique-couleur : les centres auditifs des lobes temporaux sont situés près des zones cérébrales du lobe temporal qui reçoivent des informations de couleur supérieures de V4.
- Synesthésie tactile-goût: Le traitement tactile se produit dans le cortex somatosensoriel primaire S1. L’insula reçoit un apport gustatif important.
Synesthésie émotionnelle de « second ordre »
Ce sont ceux qui « connectent » les perceptions sensorielles avec les états émotionnels, ou vice versa. Encore une fois, il faut parler de l’insula comme d’un centre de traitement qui relie les deux systèmes. Il reçoit des informations importantes des cellules réceptrices de nombreux organes internes (cœur, muscles, poumons, peau…) et utilise ces informations pour déterminer comment une personne se trouve en relation avec le monde extérieur et l’environnement immédiat.
Cette information est un ingrédient principal dans l’état émotionnel. En fait, l’un des réseaux dont fait partie l’insula est le réseau émotionnel, composé principalement de : insula, amygdale, hypothalamus et cortex orbitofrontal (impliqué dans la nuance des émotions, entre autres).
Ces circuits sont activés normalement. Lorsque nous touchons quelque chose de pourri, nous nous sentons dégoûtés. Quand on touche un amant, du plaisir. La même chose se produit lorsque nous entendons des mélodies tristes ou joyeuses. Dans le cas de synesthésie plus « étrange« , il y aurait des associations du type : visages émotionnels (gyrus fusiforme, amygdale) et couleurs (gyrus angulaire), émotions et textures, émotions et mois de l’année…
Synesthésie abstraite de « deuxième ordre »
Pour les clarifier, il est nécessaire de comprendre le concept multimodal. Pensez à un chat. Le mot peut évoquer des concepts sur un chat pour lequel l’information est récupérée dans le lobe temporal gauche (c’est pourquoi une lésion dans cette zone produit une anomie). Mais aussi les aspects sensoriels des chats : leur apparence (visuel), un chat qui miaule (son), leur toucher doux, la chaleur qu’ils dégagent lorsqu’ils se blottissent, ou encore leur souffle (odeur). L’intégration de toutes ces sensations est la multimodularité. Ce sont des informations contenues dans des modules spécifiques du cerveau (vision, toucher, son, odorat…) qui s’assemblent pour former un objet « mental » (imaginez un chat).
De ce point de vue, les synesthésies de « second ordre » sont celles qui combinent des informations perceptives avec des concepts abstraits. Comment voir les mois de l’année ou les saisons avec des couleurs spécifiques.
Pourquoi la synesthésie abstraite de second ordre se forme-t-elle?
L’intégration (intermodularité) comporte plusieurs centres neuronaux, dont l’un des plus importants est le gyrus angulaire, situé dans les lobes pariétaux. Cette zone traite également des suites et du calcul mathématique (attention, pas à la multiplication qui s’apprend généralement « par cœur »). Ainsi, une blessure produit une acalculie. Cette zone a des centres supérieurs pour le traitement des couleurs : se pourrait-il alors que la communication sensorielle se produise dans ces zones, et non dans le gyrus fusiforme ? Cela expliquerait pourquoi une séquence de nombres est vue dans différentes couleurs. Les informations de séquence pourraient-elles être renvoyées au gyrus fusiforme ? Chez les synesthètes, ça arrive.
Le lobe pariétal inférieur gauche est également impliqué dans l’abstraction, de sorte qu’une blessure ou un déséquilibre chimique produit des « esprits littéraux ». Nous pouvons nous souvenir de certaines réponses de personnes atteintes d’Alzheimer à des questions sur le sens d’un dicton. Ou les sujets atteints de schizophrénie, qui ont une mauvaise interprétation des métaphores et des proverbes (pas de jeux de mots, plus superficiels).
Le lobe pariétal inférieur nous donne un point d’appui pour expliquer la relation entre la synesthésie et la créativité. Et une clé peut être la métaphore.
Métaphores, créativité et esprit mathématique
La métaphore permet d’établir des associations entre des concepts apparemment sans rapport (situés dans les lobes temporaux supérieurs). De nombreuses personnes atteintes de synesthésie sont connues pour être brillantes dans des domaines créatifs tels que la musique, le design, la littérature ou les mathématiques. Toutes les personnes atteintes de synesthésie sont-elles créatives ? Il se peut que la synesthésie y prédispose seulement, bien que les facteurs environnementaux semblent être importants pour le développement de la potentialité. Bien qu’il ne s’agisse pas du même phénomène, la synesthésie et la métaphore peuvent partager des mécanismes similaires pour conduire à la créativité.
Nous sommes tous intermodaux dans une certaine mesure. On peut le vérifier dans le cas du kiki et du bouba, dans lesquels on associe une forme physique aux ondes qui se produisent lorsque l’on prononce ces mots. Le trait intellectuel supérieur dans lequel cette intermodularité peut être vue est la mathématique.
L’effet KIKI et BOUBA, qui est quoi ?
Les mathématiques ont une qualité perceptive. Lorsque nous voyons mentalement une série de nombres, nous percevons leur ordre en fonction de leur ordinalité. C’est-à-dire que de gauche à droite, nous voyons la séquence de nombres. C’est pourquoi il nous est plus difficile de départager entre deux nombres lequel est le plus grand et lequel est le moins s’ils sont « proches » que s’ils sont « éloignés ».
Cependant, il existe un type de synesthésie dans lequel cette « ligne numérique » est perturbée. Les nombres ne sont pas présentés un par un et avec la même distance spatiale. C’est une qualité qui a été démontrée chez de brillants mathématiciens, et même chez des autistes aux capacités supérieures appliquées aux mathématiques. Un exemple de la modification de ces lignes est le graphique suivant :
Processus et synesthésie
Les propriétés de cette ligne permettent d’extraire des relations entre nombres qui ne sont pas normatives à première vue, mais qui rendent les calculs plus efficaces. Et les temps de réaction dans les tâches de décision (quel nombre est le plus grand ?) s’ajustent à cette ligne, ainsi que la difficulté d’addition et de soustraction. Quelle partie du cerveau a un rôle pertinent dans les représentations spatiales ? Le gyrus angulaire.
Ce qui nous amène à penser, la synesthésie est-elle un amalgame de processus adaptatifs qui ont permis dans le passé l’évolution de la race humaine ? Cette capacité mathématique pourrait-elle avoir une raison évolutive (segmentation de l’espace visible pour la chasse, par exemple) qui a cédé la place à une abstraction complexe ? En tant qu’espèce, nous avons intégré les nouvelles fonctions cognitives dans le mécanisme cognitif rudimentaire qui convenait le mieux aux concepts d’ordre et de quantité.
La vérité est que la synesthésie est un bon exemple pour expliquer nos fonctions cognitives et l’évolution de notre espèce.
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